Ce qui suit est une republication d’un article qui fait partie de notre magazine: Le Canada au-delà de la COVID. Pour lire l’article dans son contexte original, cliquez ici.
Le 26 janvier 2020, avant que plusieurs d’entre nous ne puissent pas imaginer ce que la COVID-19 nous réservait, Mario Possamai a reçu un appel d’un ami au U.S. Centers for Disease Control and Prevention.
« Ça y est; on va avoir des ennuis », a-t-il entendu au bout du fil.
En qualité d’ancien conseiller principal au sein de la Commission sur le SRAS, Possamai est passé immédiatement à l’action. Il implore alors le gouvernement de respecter le principe de précaution, soit la leçon principale tirée de l’expérience du SRAS. Selon le principe de précaution, en l’absence de certitude scientifique par rapport à la voie de transmission d’une maladie, il faut privilégier la prudence.
« Je sais que Linda Silas et le leadership provincial au sein de la FCSII ont fait la même demande à répétition », précise Possamai. « Or, personne ne nous a écoutés, et ça, c’est tragique.
Ne pas suivre le principe de précaution a signifié, pendant plusieurs mois, des directives du gouvernement tournant principalement autour de la théorie des gouttelettes, notamment la notion que la COVID-19 se transmet typiquement par de larges gouttelettes (lorsqu’une personne tousse ou éternue) qui tombent rapidement au sol.
Il a fallu plusieurs mois avant d’arriver à un consensus scientifique et pour reconnaître que le virus pouvait se transmettre par aérosols, notamment de petites gouttelettes respiratoires produites lorsque la personne respire ou parle.
Ces aérosols peuvent rester en suspension dans l’air pendant des minutes, voire même des heures. Cela signifie que ceux et celles qui travaillaient à l’intérieur et à distance rapprochée étaient particulièrement à risque d’inhaler des particules contenant le virus. Finalement, en novembre 2020, après que des dizaines de milliers de travailleurs de la santé aient déjà contracté la COVID-19, le gouvernement canadien a reconnu discrètement le potentiel de propagation par aérosols.
« Une des tragédies au Canada est que les dirigeants de la santé publique ont été du mauvais côté de l’histoire et du mauvais côté de la science. Ils ont basé leurs lignes directrices et leur approche sur des données scientifiques désuètes, notamment la théorie des [grosses] gouttelettes, venant d’études menées dans les années 1930. Et ils ont démontré très peu d’ouverture par rapport à la transmission par voie aérienne et au principe de précaution », souligne Possamai.
Le plus pernicieux, ajoute Possamai, est que ceux qui ont demandé d’adopter le principe de précaution ont non seulement été ignorés, mais on les a attaqués.
En mai 2020, un article dans le Toronto Star cite Possamai et Vicki McKenna, présidente de l’Association des infirmières et infirmiers de l’Ontario, qui revendiquent l’approche de précaution et une plus grande utilisation des respirateurs N95. Quelques jours plus tard, le Toronto Star publie une réponse cinglante d’un groupe de spécialistes des maladies infectieuses.
« Ils nous ont accusés de mettre du gaz sur le feu », souligne Possamai avec exaspération.
« C’était tellement personnel. Et sans la moindre trace d’empathie ou d’ouverture. »
Ces auteurs ont non seulement maintenu que la COVID-19 était « transmise presque exclusivement par gouttelettes », ils ont suggéré que Possamai et McKenna faisaient la promotion de « théories du complot non fondées. » Ils ont qualifié l’article original « d’irresponsable et derisque important à la santé publique. »
Ce comportement, souligne Possamai, était l’emblème de ce qu’il appelle « l’orthodoxie médicale » : les experts ne pouvaient tout simplement pas imaginer qu’ils pouvaient avoir tort. Cette attitude a vraiment nui à l’adoption d’une approche de précaution.
Pendant ce temps, nos homologues dans les pays ayant aussi vécu le SRAS en 2003 ont été rapides à augmenter la protection. Par exemple, lorsque la Chine a vu l’augmentation rapide d’infections chez les travailleurs de la santé, ils ont reconnu que les précautions contre la transmission par gouttelettes n’étaient pas efficaces contre ce nouveau pathogène, et ils ont rapidement mis en place les protections contre la transmission par voie aérienne.
Possamai met en relief les mises en garde des experts chinois, publiés dans The Lancet dès février 2020. Ils mettaient en garde la communauté médicale mondiale et conseillaient le recours « aux mesures musclées (par exemple masques N95, lunettes et chemises de protection) » pour protéger les travailleurs de la santé « particulièrement aux étapes initiales quand l’information est limitée ou non disponible par rapport à la transmission et au potentiel infectieux du virus. »
On n’a pas tenu compte de ces mises en garde précoces, ni des mises en garde similaires au sujet de la transmission par personnes asymptomatiques.
« Ce qui se lisait entre les lignes était que les experts occidentaux étaient plus aptes à juger que les experts chinois », précise Possamai.
« Il y avait un élément de sectarisme et d’exceptionnalisme occidental, et cela nous a vraiment fait mal. »
« À une époque où nous commençons vraiment à nous intéresser au racisme systémique dans notre société, nous devons aussi nous attarder aux attitudes de racisme systémique qui infiltrent des volets de la médecine et de la santé publique, et qui ignorent l’expertise des asiatiques, par exemple. C’est une vilaine partie de la médecine occidentale, mais nous devons vraiment la confronter. »
Selon Possamai, l’humilité est une qualité souvent absente en médecine, et une que la communauté médicale doit adopter en toute urgence pour mieux se préparer à la prochaine pandémie.
Dans les dernières décennies, le monde a dû faire face à des épidémies de VIH qui ont duré des décennies, des éclosions du SRAS, du SRMO, du virus H1N1 et de l’Ebola. Même pendant que nous luttons contre la COVID-19, les experts sont d’accord pour dire que la prochaine pandémie n’est pas loin derrière. Pour être mieux préparés, Possamai souligne l’importance, pour le Canada, d’avoir sa propre agence fédérale chargée de la santé et de la sécurité au travail, une agence qui suivrait le modèle du National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) aux États-Unis.
« Nous avons vraiment besoin de notre propre NIOSH au Canada. Nous avons besoin d’un endroit où les lignes directrices ne sont pas seulement élaborées par les [experts] en maladies infectieuses et les épidémiologiques, mais où on met à contribution les ingénieurs du travail, les hygiénistes du travail, les experts en aérosols, les travailleurs de la santé, le personnel infirmier. Nous devons les réunir autour de la table pour déterminer comment protéger les travailleurs de la santé… et comment nous protéger tous. »
Lorsqu’il s’agit de protéger les travailleurs, Possamai pense que les infirmières et les infirmiers sont particulièrement en harmonie avec le principe de précaution. Il cite Florence Nightingale, qui a revendiqué une approche de précaution en encourageant le lavage des mains et autres mesures d’hygiène bien avant que la théorie germinale des maladies ne soit fermement établie.
« C’est arrivé pendant le SRAS, et c’est arrivé pendant la COVID-19 : l’expertise et la perspective du personnel infirmier ont été mises de côté » , conclut Possamai. « Pendant le SRAS, les infirmières et les infirmiers étaient du bon côté de la science et de l’histoire. »
Pendant la COVID-19, quelque chose de similaire s’est produit. Les infirmières et les infirmiers ont vu s’accumuler les preuves de transmission par aérosols – et ils ont supplié pour obtenir les EPI adéquats pour se protéger – mais on a fait la sourde oreille.
« J’ai le cœur déchiré quand je pense à la situation dans laquelle on a plongé le personnel infirmier – qui sait mieux que personne – qui sait mieux que les autorités [sanitaires] ce qui se passe et ce qu’il fallait faire pour les protéger, protéger leurs patients et leurs résidents. »
« Les chefs de gouvernements et les dirigeants de la santé publique ont eu maintes fois l’occasion de suivre le principe de précaution et de changer de cap. Or, ils ne l’ont pas fait. Ils devraient être tenus responsables. Les victimes de la COVID-19, et leur familles, ne méritent rien de moins. »
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Mario Possamai a été conseiller principal auprès du juge Archie Campbell, qui a présidé la Commission d’enquête sur l’éclosion du SRAS en Ontario en 2003. Possamai a mené les enquêtes de la Commission ciblant les problèmes liés à la sécurité des travailleurs et la planification en cas de pandémie. Pendant des décennies, il a mené des enquêtes portant sur le blanchiment de l’argent, la corruption et la fraude en Amérique du Nord, en Europe, en Afrique, en Asie et en Australie. Son travail a permis le recouvrement, au civil, de millions de dollars en avoirs volés. Plus récemment, Possamai a témoigné, en qualité de témoin expert, devant le Comité permanent de la santé de la Chambre des communes relativement aux répercussions de la COVID-19 sur la santé, et a été conseiller en matière de santé et de sécurité au travail.
Pour en savoir davantage à ce sujet : Le rapport, A Time of Fear, est une enquête indépendante sur la gestion de la COVID-19 par le Canada et sur la sécurité des travailleurs de la santé du pays. On donne les détails de l’expérience de la première vague au Canada. L’enquête met en relief les lacunes systémiques évitables expliquant pourquoi le Canada n’était pas préparé adéquatement et pourquoi il n’a pas réagi en toute urgence à la plus grave urgence en matière de santé publique en un siècle. Les résultats mettent en lumière les lacunes majeures dans l’approche du Canada en matière de santé publique, et la perspective dangereuse et irresponsable par rapport à la sécurité des travailleurs en réponse à la pandémie. |
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