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La pandémie a mis au jour de graves lacunes dans la planification de la main-d’œuvre en santé au Canada

Ce qui suit est une republication d’un article qui fait partie de notre magazine: Le Canada au-delà de la COVID. Pour lire l’article dans son contexte original, cliquez ici.

« Pourquoi les infirmières et les infirmiers sont-ils à la limite de leurs capacités? C’est en raison de la charge de travail. »

Ivy Bourgeault, Ph. D., est professeure à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa. Dans le cadre de ses recherches, elle interview régulièrement des infirmières au sujet de leur travail.

Les sources de stress sont multiples, explique Bourgeault. Comme nous tous, le personnel infirmier doit aussi composer avec le stress dans leur vie à l’extérieur du travail. Mais, malgré cela, les études menées par Bourgeault indiquent, de façon constante, que la charge de travail est le principal problème chez le personnel infirmier.

Le manque de personnel infirmier est un problème de longue date. En raison de la pénurie endémique de personnel infirmier partout au pays, les patients sont confrontés à des délais d’attente plus longs, des services reportés et des soins réduits.

Cela n’a fait que s’envenimer avec la COVID-19.

« Pendant la pandémie, nous observons des personnes stressées qui travaillent vraiment, vraiment fort, et qui travaillent au-delà de leur capacité », précise Bourgeault. « Ces personnes le faisaient déjà; maintenant elles le font pendant une crise. Alors, elles se sentent responsables parce que nous avons socialisé les travailleurs de la santé de telle sorte qu’ils se [sentent] responsables de cela. Et ils ont tout ça sur le dos. »

« Et ces dos sont en train de craquer; ces personnes sont en train de craquer mentalement, et en train de craquer physiquement. »

Sans le soutien adéquat – et avec les pressions accrues en raison de la pandémie – les infirmières et les infirmiers quittent leur emploi en foule, et certains quittent même la profession. Selon Statistique Canada, on compte plus de 100 000 postes vacants (à la fin de 2020) dans le secteur de la santé et des services sociaux. Au Québec, le nombre d’infirmières ayant quitté a augmenté de 43 pour cent en 2020 comparativement à l’année précédente.

La pandémie a ébranlé la vie du personnel infirmier, mais les effets les plus néfastes ont été sur leur santé mentale. Des mesures de soutien à la santé mentale sont cruciales; elles sont nécessaires dès maintenant et dans l’avenir. Mais nous en sommes arrivés-là surtout en raison d’une dotation inadéquate, et ce problème doit être réglé en amont.

Bourgeault admet que le personnel infirmier pourrait ne pas être ravi d’entendre que ce dont on a besoin, ce sont des données, mais il faut se rendre à l’évidence que le Canada a très peu de données sur la dotation en personnel infirmier.

« Nous avons beaucoup de données sur les médecins », souligne-t-elle. « Les données sur le personnel infirmier sont séparées. Ce n’est pas aussi robuste. »

Une des raisons pour laquelle nous avons de meilleures données sur les médecins, explique Bourgeault, c’est parce qu’on les considère comme des générateurs de coûts dans un système public de soins de santé financé par l’État. Et, en raison du paiement à l’acte, il est beaucoup plus facile de suivre de près ce que font les médecins.

« Nous n’avons pas ça pour le personnel infirmier; nous ne sommes pas capables de dire ce que font les infirmières et les infirmiers parce qu’ils ne sont pas payés à l’acte; ils sont des salariés au sein des hôpitaux. »

Personne n’insiste pour dire que le personnel infirmier devrait être payé à l’acte, mais le fait de ne pas l’être signifie que les données sur le personnel infirmier sont souvent insuffisantes pour permettre de prendre des décisions importantes dans un système public de soins de santé. Une planification adéquate de la main-d’œuvre en santé dépend de notre capacité à combler l’écart entre les besoins de la population en matière de santé et notre capacité à répondre à ces besoins.

« Y a-t-il des secteurs où nous n’utilisons pas le plein potentiel du personnel infirmier considérant les tâches pour lesquelles il est formé et les besoins de la population? », se demande Bourgeault. Ce n’est qu’un exemple de comment le Canada pourrait créer un système de soins de santé mieux adapté, si seulement il avait les données pour alimenter une prise de décision réfléchie.

Or, en ce moment, les gouvernements du Canada travaillent en grande partie dans le noir. Selon Bourgeault, au lieu d’adopter une approche systémique, les gouvernements adoptent souvent des « mesures à coup unique », par exemple offrir des primes pour attirer des travailleurs de la santé dans un secteur particulier, sans modèle permettant de prédire les effets potentiels sur les autres secteurs.

Ne pas planifier coûte cher : la main-d’œuvre en santé représente plus de 10 pour cent de toutes les personnes employées au Canada, et deux tiers de toutes les dépenses de santé.

Une planification adéquate de la main-d’œuvre en santé existe dans d’autres pays. Bourgeault cite l’Australie et la Nouvelle-Zélande, qui ont de meilleurs modèles de planification de la main-d’œuvre, et qui s’en sont aussi mieux tirés pendant la pandémie. Même les États-Unis, ajoute-t-elle, a de meilleures données sur le personnel infirmier, y compris des données fondées sur la race.

« Nous n’avons rien de tout cela. Dans une perspective d’équité, cela est inacceptable. »

Bourgeault est particulièrement passionnée par rapport à la question d’équité. Elle est reconnue pour dire « le genre est toujours important ». En ce qui a trait à la planification de la main-d’œuvre en santé, le genre est aussi important. Les femmes constituent jusqu’à 70 pour cent de la main-d’œuvre mondiale en santé; au Canada, c’est plus de 80 pour cent, et c’est 90 pour cent pour la main-d’œuvre infirmière.

Le type de données robustes sur la main-d’œuvre et de planification de la main-d’œuvre qu’aimerait voir Bourgeault pour le secteur de la santé existe déjà au Canada : dans le secteur de la construction. ConstruForce Canada recueille des données sur les travailleurs de la construction dans le but de mener des études et établir des prévisions sur les tendances à long terme de cette main-d’œuvre. Cette organisation, dirigée par l’industrie, reçoit des fonds du gouvernement pour fournir des informations sur le marché du travail.

L’organisation a plusieurs modélisateurs, explique Bourgeault. Leurs données alimentent un système de prévisions fondées sur différents scénarios, et ils s’en servent pour évaluer les conditions futures du marché du travail.

« Il y a une infrastructure robuste derrière cela », ajoute Bourgeault. « Quelle est la différence entre la main-d’œuvre en santé et le secteur de la construction? »

« Ce n’est pourtant pas sorcier. Pourquoi ça ne se fait pas pour la main-d’œuvre du secteur de la santé au Canada dépasse mon entendement. »

Ivy Bourgeault, Ph. D., est professeure à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, et chargée de la chaire de recherche de l’Université sur le genre, la diversité et les professions. Elle dirige le Réseau canadien de personnels de santé, et est chef de projet dans le cadre de l’initiative Renforcement du pouvoir des dirigeantes dans le secteur de la santé. Bourgeault est reconnue internationalement pour ses études sur la main-d’œuvre en santé, particulièrement à partir de la lentille du genre. Ces projets récents mettent l’accent sur les relations de soins dans le secteur des soins à domicile et des soins de longue durée, et sur la santé et la sécurité psychologiques des travailleurs professionnels. Bourgeault a été nommée membre de l’Académie canadienne des sciences de la santé en septembre 2016, et a reçu le Prix d’excellence en recherche 2016-2017 remis par l’Université d’Ottawa.

Pour en savoir davantage à ce sujet : L’étude, Avenir de la profession infirmière : Des infirmières et infirmiers canadiens dressent un portrait des environnements de travail avant la COVID-19, évalue la perception du personnel infirmier du Canada de leurs environnements de travail. Elle met en relief les impacts de ces environnements de travail sur leur santé et les résultats de leur travail. S’attaquer aux problèmes soulevés dans ce rapport est crucial pour assurer une main-d’œuvre infirmière viable dans l’avenir.