Logo de la FCSII

Essentiels, exploitables et sacrifiables : les travailleurs migrants ont besoin d’être mieux protégés

Ce qui suit est une republication d’un article qui fait partie de notre magazine: Le Canada au-delà de la COVID. Pour lire l’article dans son contexte original, cliquez ici.

« Tous ces emplois considérés « peu spécialisés » sont maintenant appelés « emplois essentiels ». Les préposés aux soins personnels, les travailleurs agricoles, et ceux et celles qui travaillent dans les restaurants sont maintenant élevés au rang de travailleurs essentiels pendant la pandémie. »

« Or, les travailleurs temporaires arrivés au Canada après avoir été qualifiés ‘peu spécialisés’ sont considérés non indispensables et sacrifiables. »

Sharmeen Khan travaille avec les migrants et les personnes sans papiers depuis plus de 10 ans et s’occupe d’organisation sociale au sein de No One Is Illegal – Toronto. Parce que la valeur des emplois essentiels a été grandement mise en lumière pendant la pandémie, elle espère que la population canadienne va en venir à reconnaître que les personnes occupant ces emplois méritent la sécurité, la dignité, des droits et des soins, qu’importe leur statut d’immigration.

Selon Statistique Canada, près de 470 000 permis de travailleur étranger temporaire ont été accordés en 2019. Les catégories de travailleurs temporaires comprennent : travailleurs agricoles saisonniers (principalement des hommes du Mexique et des Caraïbes, bénéficiant d’un visa de huit mois et qui font pousser nos aliments, souvent d’une année à l’autre), les travailleurs à bas salaires qui gagnent moins que le salaire horaire moyen de la province (souvent des personnes racialisées travaillant dans plusieurs secteurs, dont les préposés aux services de soutien à la personne), et les aidants familiaux (principalement des femmes des Philippines, de l’Indonésie et de l’Amérique latine, qui prennent soin des enfants, des personnes âgées et des personnes handicapées).

Les travailleurs étrangers temporaires représentent près de 3 pour cent des emplois totaux et 27 pour cent du secteur agricole. Bien qu’ils représentent une main-d’œuvre importante, ils n’ont pas de pouvoir politique. Plusieurs de ces travailleurs viennent au Canada grâce à des permis de travail pour un employeur précis; leur capacité à demeurer au Canada, et souvent leur logement et leur accès aux soins de santé, dépendent de la relation qu’ils maintiendront avec leur employeur. Avec autant de pouvoir entre les mains des employeurs, les travailleurs migrants sont souvent susceptibles d’être exploités.

« Lorsque vous êtes un travailleur lié à un statut, vous n’allez pas dénoncer. »

« Vous n’allez pas dénoncer le fait que vous ga-gnez moins que le salaire minimum. Vous n’allez pas dénoncer le fait que vous faites des heures supplémentaires sans être payé. De nombreux travailleurs ne disent rien même lorsqu’ils ne sont pas payés. »

Comme le souligne Khan, les travailleurs migrants ne viennent pas au Canada seulement pour travailler; ils s’enracinent ici. Ils font des contacts, ils forment une communauté. Mais, en raison du permis de travail pour un employeur précis, les travailleurs migrants ne peuvent tout simplement pas quitter lorsque leur employeur dépasse les limites et adopte des pratiques de travail abusives et inéquitables.

« Ils ne peuvent pas se trouver un autre emploi; leur seule option est de s’en aller », explique Khan. « Voilà comment de nombreuses personnes se retrouvent sans papiers. »

Même si les travailleurs migrants paient des taxes et contribuent à nos filets de sécurité sociale, souvent ils ne peuvent pas avoir accès aux avantages sociaux. Pendant la COVID-19, plusieurs n’avaient aucun accès aux mesures de soutien du revenu. Dans les secteurs essentiels, par exemple l’agriculture, les travailleurs migrants ont continué à travailler à distance rapprochée sans accès à des EPI. Et, sans accès à des congés de maladie rémunérés, la seule option était de continuer à travailler.

« Personne ne va manquer une journée de travail si elle va être déduite du chèque de paye », précise Khan. Elle ajoute que, pour plusieurs travailleurs migrants, le coût de la nourriture et du logement est prélevé du salaire, alors lorsqu’ils prennent un congé de maladie non rémunéré, ils peuvent se retrouver à devoir de l’argent à leur employeur.

Des éclosions ont frappé le secteur agricole pendant toute la pandémie. Une éclosion à la Ontario Plants Propagation, juste à l’extérieur de London en Ontario, est un exemple choquant de l’exploitation flagrante des travailleurs migrants. Selon la Migrant Workers Alliance for Change, l’employeur avait été averti au sujet du chargement de marcandises arrivant d’une autre ferme où une éclosion venait de générer plus de 100 infections.

« Tous les citoyens et les travailleurs permanents résidant à la ferme ont eu une journée de congé lorsque le chargement est arrivé, mais on a demandé aux travailleurs migrants de décharger et de déballer la marchandise. Les travailleurs ont simplement reçu un 2 $ l’heure supplémentaire, soit un total de 8 $, pour s’être occupé de ce chargement. »

Cet incident s’est traduit en au moins 20 infections.

Ces travailleurs avaient un choix impossible à faire : risquer de contracter la COVID-19 ou risquer de se faire congédier et déporter. C’est leur statut d’immigrant précaire qui rend possible cette exploitation délibérée.

« La solution est le statut de résident permanent dès l’arrivée au pays », précise Khan.

Si ces travailleurs avaient le statut de résident permanent, ils pourraient exercer plus efficacement leurs droits. Mais, actuellement, la résidence permanente est souvent hors de portée pour les migrants qui viennent au Canada en tant que travailleurs temporaires.

« Le système de valeur dans lequel s’inscrit l’immigration au Canada se base beaucoup sur la richesse, le revenu ou la classe », souligne Khan. « Si vous pouvez prouver que vous avez une telle somme d’argent ou pouvez investir cette somme d’argent dans une industrie canadienne, il sera plus facile pour vous d’obtenir le statut de résident permanent. Ou, si vous obtenez un emploi de ‘travailleur hautement spécialisé’, par exemple ingénieur, vous aurez le statut de résident permanent dès votre arrivée. »

Les personnes venant de pays plus pauvres – pays qui ne sont pas à dominance blanche – ont une montagne à franchir pour obtenir un statut de résident permanent, mentionne Khan. Pour certains, c’est pratiquement impossible : les travailleurs agricoles saisonniers, dont certains viennent au Canada depuis des décennies, n’ont aucune voie d’accès au statut de résident permanent.

Grâce au travail de militants, les fournisseurs de soins représentent le seul groupe ayant un accès direct au statut de résident permanent. Mais il y a encore des obstacles : ils doivent être au Canada depuis au moins deux ans, les frais de demande sont plus de 1 000 $, et ils doivent répondre aux exigences linguistiques et en matière d’éducation.

Au cœur de la politique du Canada sur l’immigration il y a un système de points pour déterminer les immigrants économiques potentiels. Cela se fait en fonction de plusieurs facteurs, dont les capacités langagières et l’éducation, ainsi qu’un « critère d’adaptabilité ». Selon le gouvernement fédéral, ce dernier élément sert à évaluer « l’intégration économique et sociale d’un immigrant ».

« La classe sociale est implicite dans ces critères », ajoute Khan. « C’est tellement inaccessible que la majorité des citoyens, s’ils déposaient une demande de résidence permanente, découvriraient qu’ils ne sont pas admissibles pour immigrer au Canada. »

« En fait, si mes parents immigraient maintenant, ils ne seraient pas admissibles. »

Selon Khan, au cours des dernières décennies, le nombre d’immigrants ayant obtenu le statut de résident permanent est demeuré relativement stable, alors que le nombre de migrants arrivant au pays munis d’un permis de travailleur temporaire a augmenté.

« Vous pouvez voir ce changement de cap : le Canada veut un plus grand nombre de travailleurs précaires plutôt que des résidents permanents. »

Le statut précaire est souvent le résultat de notre système bureaucratique; plusieurs migrants perdent leur statut et se retrouvent sans papiers en raison de simples erreurs. D’autres se retrouvent sans papiers lorsqu’ils sont forcés de quitter leur emploi en raison d’un employeur qui abuse d’eux. Selon les estimations, il y aurait actuellement entre 200 00 et 500 000 personnes sans papiers vivant au Canada.

« Vous ratez une échéance – et vous vous retrouvez sans papiers », de dire Khan. « C’est placer les gens dans une position très angoissante. »

Les personnes sans papiers au Canada sont repoussées en marge de la société, explique Khan. La peur d’être arrachées à leur vie – à leur famille, à leur collectivité – les poursuit constamment. Et, avec les gouvernements qui ont commencé à dépendre de plus en plus de la police pour limiter nos mouvements afin de contenir la pandémie, les craintes des travailleurs sans papiers se sont intensifiées.

« Ce devrait être facile pour notre gouvernement de mettre en place une façon pour que ces personnes obtiennent un statut – plutôt que de les criminaliser et les punir. Cette modification de la politique est faisable et facile, mais il n’y a pas de volonté politique pour le faire en ce moment. »

Pendant ce temps, notre système de soins de santé ne sait toujours pas quoi faire lorsqu’une personne sans papiers se présente pour recevoir des soins, et cela met cette personne encore plus à risque. Lorsqu’un patient arrive sans carte Santé ou carte d’assurance-maladie, les hôpitaux et les cliniques ambulatoires peuvent exiger de payer tout de suite et peuvent renvoyer le patient si ce dernier ne peut pas payer. Peu de cliniques offrent des soins primaires gratuits à ceux et celles qui n’ont pas d’assurance santé.

« Notre lutte pour les soins de santé, initiée par des mouvements socialistes puissants, constitue encore une base ferme de l’identité canadienne et une source de fierté », souligne Khan. « Or, la plupart des gens à qui je parle sont choqués de découvrir le nombre de personnes qui n’ont pas accès aux soins de santé en raison de leur statut. »

Pendant toute la pandémie, le système universel de soins de santé du Canada a été présenté comme étant la principale raison pour laquelle nous nous en sommes tellement mieux sortis que notre voisin le plus proche. Les citoyens canadiens et les résidents permanents pouvaient se faire tester rapidement, recevoir des soins médicaux directs et même passer des semaines aux soins intensifs sans se soucier d’avoir à payer la facture.

Khan croit que nous avons la responsabilité d’élargir notre système universel de soins de santé pour qu’il soit véritablement universel. Ainsi, on pourrait s’assurer que personne ne passe entre les mailles du filet.

« Lorsque des personnes sans statut ou sans papiers tombent malades, elles ne sont pas les seules à subir l’impact : l’impact se fait sentir sur les grandes collectivités qui les entourent. Nous devons faire passer la sécurité des collectivités – le mieux-être des collectivités – avant le coût qui y est rattaché. »

« Certaines choses doivent être considérées comme un droit de la personne et doivent être fournies. Et, malheureusement, ces services ne s’accompagnent pas d’une reconnaissance particulière. »

Sharmeen Khan a commencé à s’occuper d’organisation sociale à Regina en Saskatchewan en 1994. Elle vit actuellement à Toronto en Ontario et travaille, depuis dix ans, au sein de No One Is Illegal – Toronto. Elle est aussi active au sein d’autres organismes d’action sociale et s’occupe de formation et de rédaction. Elle est aussi éditrice de Upping the Anti: A Journal of Theory and Action. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @colonizedmutant.

Pour en savoir davantage à ce sujet : Le rapport Unheeded Warnings – COVID-19 & Migrant Workers in Canada est un aperçu des abus dont les travailleurs agricoles migrants font l’objet, y compris les salaires volés pendant la quarantaine, être forcé de travailler pendant qu’on attend le résultat du test de dépistage de la COVID-19, les menaces racistes, les logements décrépits et les traitements inhumains. Ces abus s’inscrivent dans la longue histoire de mises en garde faites antérieurement par les travailleurs migrants par rapport à l’immigration et aux lois du travail relatives aux travailleurs temporaires.