Par Steve Morgan et Linda Silas
Il y a près d’un quart de siècle, le gouvernement fédéral a organisé une conférence sur l’assurance-médicaments. Elle a eu lieu à Saskatoon, lieu de naissance du régime d’assurance-maladie du Canada. La rencontre a été extrêmement frustrante pour les délégués qui, à ce moment-là, s’attendaient à des mesures concrètes et non pas à des discours.
Nous le savons parce que nous y étions.
Cette rencontre à Saskatoon s’est faite dans la foulée du Forum national 1997 sur la santé, organisé par le premier ministre Chrétien. Faisant écho aux commissions nationales antérieures, le Forum recommandait la mise en œuvre d’un régime public, universel et complet d’assurance-médicaments qui irait de concert avec le régime d’assurance-maladie du Canada.
Nous étions donc là parmi un auditoire de près de 300 professionnels de la santé, experts, représentants du public et principaux acteurs, tous rassemblés pour « amorcer un dialogue » sur un enjeu pour lequel il y avait déjà une réponse bien claire.
Pourquoi mettre l’accent sur un plus grand nombre de consultations quand nous savions déjà ce qui était nécessaire? Parce que les acteurs les plus puissants – plus particulièrement les compagnies pharmaceutiques multinationales – s’opposaient à l’orientation recommandée par le Forum relativement au régime national d’assurance-médicaments.
Le régime national d’assurance-médicaments recommandé aurait réduit de façon draconienne les coûts des médicaments et signifié des économies pour les gouvernements, les entreprises et les ménages. Ainsi, un plus grand nombre de personnes au Canada auraient accès aux médicaments car ces derniers seraient complètement couverts et les fabricants ne pourraient plus facturer davantage au Canada que le prix facturé dans des pays comparables.
Les compagnies pharmaceutiques préféraient que le Canada adopte un système d’assurances privées obligatoires, fondé sur le modèle qu’elles venaient de faire adopter par le Québec en 1997 – à un coût énorme pour les ménages et les entreprises du Québec. Les assureurs préféraient aussi le modèle du Québec car quelle industrie s’opposerait à ce que les gens soient forcés légalement d’acheter leurs produits sans que leurs marges de profits ne soient réglementées?
Un quart de siècle plus tard et c’est la même histoire.
Les options pour un régime national d’assurance-médicaments ont fait l’objet de nombreuses études, et chaque enquête nationale sérieuse arrive à la même conclusion : un régime public, universel et complet d’assurance-médicaments permettrait d’améliorer l’accès aux médicaments nécessaires tout en permettant d’économiser des milliards de dollars à chaque année.
Le plus récent rapport du gouvernement sur le régime national d’assurance-médicaments – rapport de juin 2019 du Conseil consultatif sur la mise en œuvre d’un régime national d’assurance-médicaments – offre un autre plan pratique, fondé sur les principes et les données probantes, pour la mise en œuvre du régime.
Un tel régime national d’assurance-médicaments a été mentionné dans le Discours du Trône 2020, le Budget 2021 et la Lettre de mandat 2021. Or, il y a eu peu d’actions concrètes liées à la mise en œuvre.
Le gouvernement fédéral a choisi de revenir encore une fois à un « engagement des principaux acteurs » plutôt qu’à des mesures politiques.
Cela n’est pas de bon augure pour la population canadienne. Par exemple, après de nombreux engagements de la part des principaux acteurs, le gouvernement a récemment fait bond arrière par rapport à la mise en œuvre des nouveaux règlements sur les prix des médicaments sur ordonnance. Cela s’est fait seulement quelques jours avant que ces règlements n’entrent en vigueur. La raison? Les compagnies pharmaceutiques n’étaient pas contentes.
Plutôt qu’adopter des politiques conçues dans l’intérêt véritable du public, le gouvernement a promis de tenir compte des propositions de l’industrie pharmaceutique pour la réglementation des prix. C’est là la définition même de la capture règlementaire : lorsque l’industrie règlementée manipule les règlements à l’avantage des compagnies et non des consommateurs.
Mais voici ce qui en est : on ne peut pas adopter des politiques publiques majeures visant à établir des institutions durables axées sur l’intérêt véritable du public grâce à un consensus parmi les principaux acteurs. Si le premier ministre Tommy Douglas et le premier ministre Lester Pearson avaient cru cela, le régime canadien d’assurance-maladie n’aurait jamais vu le jour en raison de l’opposition féroce de la profession médicale aux soins de santé publics.
Si le premier ministre Pierre E. Trudeau avait pensé que le consensus était la voie pour surmonter les défis au sein du système de soins de santé dans les années 1980, nous n’aurions pas la Loi canadienne sur la santé. Nous aurions plutôt à payer l’accès au système, et cela reproduirait probablement les coûts extraordinaires et les inégalités que nous pouvons observer dans le système de soins de santé des É.-U.
Retarder la mise en œuvre d’un régime national d’assurance médicaments en recherchant davantage de consensus parmi les principaux acteurs n’est qu’un jeu de dupes. Les citoyens appuient fortement la mise en œuvre immédiate d’un régime public, universel et complet d’assurance-médicaments, et c’est pour eux une priorité politique même pendant la pandémie de COVID-19. Nul besoin de les consulter davantage.
Les compagnies pharmaceutiques, par contre, ne veulent pas ce qu’il y a de mieux pour la population canadienne. Elles veulent ce qu’il y a de mieux pour leurs actionnaires : des politiques timides et, par conséquent, des prix élevés.
Chaque année qui s’écoule sans la mise en œuvre d’un régime national d’assurance-médicaments signifie des milliards de dollars gaspillés, un (1) million de familles canadiennes ayant de la difficulté à joindre les deux bouts, et des centaines de décès prématurés.
Or, il n’est pas trop tard pour mettre en œuvre un régime national d’assurance-médicaments qui deviendra un héritage positif et durable pour les prochaines générations. Il suffit de leadership : un leadership véritable qui défend les intérêts du public et les fait passer devant ceux des puissants actionnaires.
Une élection fédérale est un bon moment pour découvrir qui va s’engager clairement à agir par rapport au régime national d’assurance-médicaments et qui va préférer continuer à s’adonner à un jeu de dupes.
Steve Morgan, Ph. D., est professeur de politiques de la santé à l’Université de la Colombie-Britannique. Linda Silas est infirmière et présidente de la Fédération canadienne des syndicats d’infirmières et infirmiers.